Article de Craig Whitlock, 17 mars 2015
Le Pentagone est incapable de retrouver la trace de matériel militaire donné au Yémen, d’une valeur de plus de 500 millions de dollars. Les officiels U.S craignent que l’armement, les équipements militaires et aéronautiques aient été saisis par des rebelles soutenus par l’Iran ou par Al-Qaïda.
Le Yémen traversant une période d’agitation politique et son gouvernement ayant volé en éclats, le département américain de la défense n’est plus en mesure de surveiller le bon déroulement des opérations de livraison d’armes légères, de munitions, de lunettes de vision de nuit, de vedettes de patrouille, et autres stocks de guerre. La situation a empiré depuis que les États-Unis ont fermé leur ambassade à Sanaa, la capitale, le mois dernier, et rapatrié la plupart de leurs conseillers militaires.
Ces dernières semaines, les membres du Congrès américain ont tenu des réunions à huis-clos avec des hauts représentants militaires U.S. afin d’obtenir un compte-rendu des opérations de livraison et des pertes de matériel. Les officiels du Pentagone ont affirmé avoir peu d’information à ce sujet et qu’ils ne peuvent peu ou prou empêcher que les armes et l’équipement soient livrés entre de mauvaises mains, à ce stade de l’opération.
« Nous devons assumer que l’opération est complètement compromise et que l’équipement a disparu », dit un assistant au Congrès, qui a préféré conserver l’anonymat en raison de la sensibilité du sujet.
Les officiers militaires U.S. ont refusé de commenter la situation. Un responsable de la défense, s’exprimant sous condition d’anonymat en raison des règles de sécurité édictées par le Pentagone, considère qu’il n’y a jusqu’ici aucune preuve d’un vol ou d’une confiscation des équipements, mais reconnaît qu’ils ont été perdus.
« Même dans le meilleur scénario imaginable dans un pays instable, nous n’avons jamais une comptabilité exacte de nos équipements à l’issue de leur livraison » dit un officiel de la défense.
Le gouvernement yéménite a été renversé en janvier par les rebelles chiites Houthis, qui reçoivent un soutien d’Iran et sont extrêmement critiques des frappes américaines par drones au Yémen.
Les Houthis se sont emparés de nombreuses bases militaires yéménites dans le Nord du Pays, dont quelques unes à Sanaa, qui abritaient des unités contre-terroristes entraînées par les États-Unis. D’autres bases ont été prises d’assaut par des combattants d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique.
Suite à cette disparition d’équipement militaire, le département de la défense a décidé de mettre un terme aux livraisons vers le Yémen. Une cargaison de matériel militaire d’une valeur de 125 millions de dollars, incluant des drones de reconnaissance ScanEagle, des équipements de vol et des jeeps, ne sera donc pas livrée. Cet équipement sera finalement donné à d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique, d’après des officiels de la défense.
Bien que la perte d’armes et d’équipement délivrés au Yémen est embarrassante, les officiels U.S. estiment qu’il est très improbable que leur utilisation altèrera l’équilibre militaire des pouvoirs en place. Il est estimé que le Yémen est le deuxième pays dans le monde (derrière les États-Unis) où le taux de possession d’armes est le plus élevé, et ses bazars sont bien fournis en armes lourdes. Par ailleurs, le gouvernement américain a restreint son aide létale en armes à feu légères et en munitions et a refusé une demande yéménite de livraison d’avions de combat et de tanks.
Au Yémen et ailleurs, l’administration Obama poursuit une stratégie d’entraînement militaire et de fourniture d’équipements dans le but de réprimer les insurrections et de défaire les réseaux affiliés à Al-Qaïda. Cette stratégie a permis d’éviter jusqu’ici le déploiement de nombreuses forces américaines sur place, mais a aussi entraîné l’apparition de nouveaux défis à relever.
Washington a dépensé 25 milliards de dollars pour recréer puis armer les forces de sécurité irakiennes après l’invasion de 2003 menée par les États-Unis. Cela n’aura pas empêché l’armée irakienne d’être facilement défaite l’année dernière par une multitude de groupes de combattants de l’État Islamique qui ont pris le contrôle de larges parties du territoire, alors même que le président Obama présentait l’année dernière le Yémen comme un exemple de réussite de son approche pour combattre le terrorisme.
« L’administration souhaitait vraiment développer cette narration laissant croire que le Yémen était différent de l’Irak, qu’on s’en chargerait avec moins de personnels, avec moins de frais », dit le Républicain texan Mac Thornberry (R-Tex.), président du comité des services armés au Congrès. « Ils tentaient une approche minimaliste car elle devait coller à leur narration… qu’on n’aurait pas une répétition de l’Irak ».
Washington a dépensé plus de 500 millions de dollars en aide militaire pour le Yémen depuis 2007, sous l’égide de programmes des départements d’État et de la Défense. Le Pentagone et la CIA ont également fourni une assistance supplémentaire par le biais de programmes secrets, ce qui rend difficile la comptabilisation globale des dépenses pour le pays.
Les officiels du gouvernement américain disent que la branche d’Al-Qaïda au Yémen constitue une menace plus directe envers les États-Unis qu’aucun autre groupe terroriste. Pour la contrer, l’administration Obama se fie à une combinaison de forces de proximité et de frappes de drones pilotées depuis des bases en dehors du pays.
Dans le cadre de cette stratégie, les militaires états-uniens ont avant tout cherché à façonner et former au sein de la garde républicaine une force militaire yéménite d’élite pour les opérations spéciales, à entraîner les unités contre-terroristes du ministère de l’intérieur, et à améliorer les forces aériennes rudimentaires du Yémen.
Les progrès ont été difficiles. En 2011, l’administration Obama a suspendu son aide contre-terroriste et rapatrié ses conseillers militaires lorsque le président d’alors, Ali Abdullah Saleh, a réprimé les manifestants du printemps arabe. Le programme a repris l’année suivante lorsque Saleh fut remplacé par son vice-président, Abed Rabbo Mansour Hadi, suite à une négociation menée par Washington.
Dans un rapport datant de 2013, le bureau de comptabilité du gouvernement américain trouvait que le programme contre-terroriste déclassifié mené au Yémen était insuffisamment contrôlé et que le Pentagone avait été incapable d’évaluer son impact positif.
Parmi d’autres problèmes, les auditeurs du bureau ont découvert que les Humvees donnés au ministère de l’intérieur yéménite étaient inactifs ou endommagés car le ministère de la défense yéménite avait refusé de partager des pièces détachées de ces véhicules avec celui-ci. Les deux ministères luttent aussi fermement pour l’utilisation des hélicoptères Huey II fournis par Washington, d’après le même rapport.
Un cadre supérieur de l’armée américaine qui a longtemps servi au Yémen dit que les forces locales étaient investies dans leur entraînement et compétents pour utiliser les armes à feu et l’équipement américain, mais que leurs commandants rechignaient à mener des offensives contre Al-Qaïda, pour des raisons politiques.
« Ils pouvaient combattre et étaient assez compétents, mais nous n’avons pu les engager » dans le combat, constate ce même cadre, qui s’exprime sous l’anonymat car il n’est pas autorisé à échanger avec des journalistes.
Toutes les unités yéménites entraînées par les américains ont été commandées ou supervisées par des proches de Saleh, l’ancien président du pays. La plupart ont été progressivement destitués ou mutés suite au départ forcé de Saleh en 2012. Mais les officiels U.S. reconnaissent que quelques unités ont maintenu leur allégeance à Saleh et à sa famille.
D’après un rapport d’investigation publié par un groupe de travail des Nations Unies le mois dernier, le fils de l’ancien président Saleh s’est emparé d’un arsenal d’armes de la garde républicaine après avoir été démis de ses fonctions de commandant d’une unité d’élite il y a deux ans. Les armes ont été transférées dans une base militaire privée en dehors de Sanaa. D’après le rapport, la base serait contrôlée par la famille Saleh.
Les enquêteurs des Nations Unies présument, à partir de documents yéménites qu’ils ont récupéré, que des milliers de fusils d’assaut M-16 manufacturés aux États-Unis faisaient partie du stock volé.
La liste de l’équipement dérobé inclut aussi une douzaine de Humvees, de véhicules Ford et de pistolets Glock, tous fournis dans le passé par le gouvernement U.S. au Yémen. Ahmed Saleh a nié les accusations de vol en août 2014 lors d’une rencontre avec le groupe des Nations Unies, d’après le même rapport.
De nombreux officiels américains et yéménites ont accusé les Saleh de conspirer contre les Houthis afin de faire tomber le gouvernement à Sanaa. Suite aux pressions de Washington, les Nations Unies ont imposé en novembre dernier des sanctions financières et des interdictions de déplacement à l’ancien président, ainsi qu’à deux leaders Houthis, comme punition pour avoir déstabilisé le Yémen.
Ali Abdullah Saleh a rejeté les accusations; le mois dernier, il disait au Washington Post dépenser la plupart de son temps à lire et à récupérer des blessures dont il souffre suite à l’attaque du palais présidentiel en 2011.
Des signaux clairs montrent que Saleh et sa famille ont en tête un retour formel au pouvoir. Vendredi dernier, des centaines de personnes se sont rassemblées à Sanaa pour demander des élections présidentielles et une candidature d’Ahmed Saleh.
Bien que l’ambassade américaine dans la capitale reste fermée depuis le mois dernier, une poignée de conseillers militaires U.S. est restée dans les régions Sud du pays, dans des bases contrôlées par des commandants amis des États-Unis.
Source : Washington Post
Traduction : Enrique Labranche. H